Personnage assez énigmatique, le chevalier Andrew Michaël Ramsay naît probablement à Ayr, en Écosse, en 1686. Il arrive en France en 1709 et devient disciple de Fénelon. Le 11 décembre 1729, il entre à l’Académie royale des sciences, la prestigieuse Royal society de Londres, qui comptera comme membres des personnages aussi illustres que Francins Bacon, Sir Isaac Newton et, bien plus tard, Albert Einstein et Stephen Hawking. Selon certains, le chevalier de Ramsay aurait été fait maçon vers 1727 dans une loge jacobite, mais sera à nouveau initié en 1730 à Londres dans la loge Horn tavern. Il deviendra grand orateur de l’Ordre maçonnique en France. C’est pendant cette période qu’il écrit ses deux discours, textes fondateurs incontournables de la maçonnerie continentale. Selon sa veuve, «il mourut le 6 mai 1743 à Saint-Germain-en-Laye en odeur de sainteté et dans les bras du Seigneur». Certains attribuent au discours de Ramsay l’éclosion des Hauts Grades maçonniques ou de l’«Écossisme». Si cette affirmation semble erronée, puisque ces grades se pratiquaient déjà dans les îles britanniques avant l’écriture de ces discours, il n’en demeure pas moins que ces derniers eurent une importance prépondérante dans l’intérêt que souleva, à l’époque, la franc-maçonnerie en France et dans l’élan qu’ils donnèrent à celle-ci. C’est dans ce contexte qu’il faut lire et apprécier ces deux discours. Il ne s’agit aucunement de textes «évangéliques» et, s’il est certain que l’histoire symbolique, étayée principalement dans le discours de 1736, est le fruit de la tradition de l’époque et non d’une quelconque réalité historique — comme le chevalier de Ramsay le précise d’ailleurs lui-même («Voilà, messieurs, nos anciennes traditions. Voici maintenant notre véritable histoire») –, il est toutefois aussi certain que cette «véritable histoire» manque de fondements historiques, comme d’ailleurs beaucoup des histoires maçonniques transmises à cette époque. Cette mise en garde ne réduit cependant aucunement la portée de ces discours. Le discours qui suit, dont le manuscrit est conservé à la bibliothèque d’Epernay sous le numéro ms. 124, est daté du 26 décembre 1736. Il sera prononcé dans la loge Saint Thomas n°1, la première loge fondée à Paris vers 1725. On notera surtout la teneure ésotérique de ce discours, où référence est faite au Livre de Salomon, et à la «science arcane transmise par tradition orale».
— G.C.
Discours de M. le chevalier de Ramsay prononcé à la loge de Saint-Jean le 26 Xbre
omne trinum perfectum (triangle équilatéral)
La noble ardeur que vous montrez pour entrer dans l’ancien et très illustre Ordre de francs-maçons est une preuve certaine que vous possédez déjà toutes les qualités nécessaires pour en devenir les membres. Ces qualités sont la philanthropie, le secret inviolable et le goût des beaux-arts.
Lycurgue, Solon, Numa et tous les autres législateurs politiques n’ont pu rendre leurs républiques durables : quelque sages qu’aient été leurs lois, elles n’ont pu s’étendre dans tous les pays et dans tous les siècles. Comme elles étaient fondées sur les victoires et les conquêtes, sur la violence militaire et l’élévation d’un peuple au-dessus d’un autre, elles n’ont pu devenir universelles ni convenir au goût, au génie et aux intérêts de toutes les nations. La philanthropie n’était pas leur base; le faux amour d’une parcelle d’hommes qui habitent un petit canton de l’univers et qu’on nomme la patrie, détruisait dans toutes ces républiques guerrières l’amour de l’humanité en général. Les hommes ne sont pas distingués essentiellement par la différence des langues qu’ils parlent, des habits qu’ils portent, ni des coins de cette fourmilière qu’ils occupent. Le monde entier n’est qu’une grande république, dont chaque nation est une famille, et chaque particulier un enfant. C’est, messieurs, pour faire revivre et répandre ces anciennes maximes prises dans la nature de l’homme que notre société fut établie. Nous voulons réunir tous les hommes d’un goût sublime et d’une humeur agréable par l’amour des beaux-arts, où l’ambition devient une vertu, où l’intérêt de la confrérie est celui du genre humain entier, où toutes les nations peuvent puiser des connaissances solides, et où les sujets de tous les différents royaumes peuvent conspirer sans jalousie, vivre sans discorde, et se chérir mutuellement. Sans renoncer à leurs principes, nous bannissons de nos lois toutes disputes qui peuvent altérer la tranquillité de l’esprit, la douceur des moeurs, les sentiments tendres, la joie raisonnable, et cette harmonie parfaite qui ne se trouve que dans le retranchement de tous les excès indécents et de toutes les passions discordantes.
Nous avons aussi nos mystères : ce sont des signes figuratifs de notre science, des hiéroglyphes très anciens et des paroles tirées de notre art, qui composent un langage tantôt muet et tantôt très éloquent pour se communiquer à la plus grande distance, et pour reconnaître nos confrères de quelque langue ou de quelque pays qu’ils soient. On ne découvre que le sens littéral à ceux qu’on reçoit d’abord. Ce n’est qu’aux adeptes qu’on dévoile le sens sublime et symbolique de nos mystères. C’est ainsi que les orientaux, les égyptiens, les grecs et les sages de toutes les nations cachaient leurs dogmes sous des figures, des symboles et des hiéroglyphes. La lettre de nos lois, de nos rits et de nos secrets ne présente souvent à l’esprit qu’un amas confus de paroles inintelligibles : mais les initiés y trouvent un mets exquis qui nourrit, qui élève, et qui rappelle à l’esprit les vérités les plus sublimes. Il est arrivé parmi nous ce qui n’est guère arrivé dans aucune autre société. Nos loges ont été établies autrefois et se répandent aujourd’hui dans toutes les nations policées, et cependant dans une si nombreuse multitude d’hommes, jamais aucun confrère n’a trahi notre secret. Les esprits les plus légers, les plus indiscrets et les moins instruits à se taire apprennent cette grande science aussitôt qu’ils entrent parmi nous : ils semblent alors se transformer et devenir des hommes nouveaux, également impénétrables et pénétrants. Si quelqu’un manquait aux serments qui nous lient, nous n’avons d’autres lois pénales que les remords de sa conscience et l’exclusion de notre société, selon ces paroles d’Horace :
Est et fideli tuta silentio Merces : vetabo, qui Cereris sacrum Vulgarit arcanae, sub isdem Sit trabibus, fragilemve mecum Solvat phaselum.
(C’est la récompense et la sûreté du fidèle par le silence. Je refuserai que du culte de Cérès On vulgarise les secrets : qu’il soit sous ceux-là De solides navires que soit sauvée ma fragile embarcation.)
Horace fut autrefois orateur d’une grande loge établie à Rome par Auguste, pendant que Mécène et Agrippa y étaient surveillants. Les meilleures odes de ce poète sont des hymnes qu’il composa pour être chantées à nos orgies. Oui messieurs, les fameuses fêtes de Cérès à Eleusine, dont parle Horace, aussi bien que celles de Minerve à Athènes et d’Isis en Egypte n’étaient autres que des loges de nos initiés, où l’on célébrait nos mystères par les repas et les libations mais sans les excès, les débauches et l’intempérance où tombèrent les païens, après avoir abandonné la sagesse de nos principes et la propreté de nos maximes.
Le goût des arts libéraux est la troisième qualité requise pour entrer dans notre Ordre, la perfection de ce goût fait l’essence, la fin et l’objet de notre union. De toutes les sciences mathématiques, celle de l’architecture, soit civile, soit navale, soit militaire est, sans doute, la plus utile et la plus ancienne. C’est par elle qu’on se défend contre les injures de l’air, contre l’instabilité des flots, et surtout contre la fureur des autres hommes.
C’est par notre art que les mortels ont trouvé le secret de bâtir des maisons et des villes pour rassembler les grandes sociétés, de parcourir les mers pour communiquer de l’un à l’autre hémisphère les richesses de la terre et des ondes, et enfin de former des remparts et des machines contre un ennemi plus formidable que les éléments et les animaux, je veux dire contre l’homme même qui n’est qu’une bête féroce, à moins que sont naturel ne soit adouci par les maximes douces, pacifiques et philanthropes qui règnent dans notre société.
Telles sont, messieurs, les qualités requises dans notre Ordre dont il faut à présent vous découvrir l’origine et l’histoire en peu de mots.
Notre science est aussi ancienne que le genre humain, mais il ne faut pas confondre l’histoire générale de l’art avec l’histoire particulière de notre société. Il y a eu dans tous les pays et dans tous les siècles des architectes, mais tous ces architectes n’étaient pas des francs-maçons initiés dans nos mystères. Chaque famille, chaque république et chaque empire dont l’origine est perdue dans une antiquité obscure a sa fable et sa vérité, sa légende et son histoire, sa fiction et sa réalité. La différence qu’il y a entre nos traditions et celles de toutes les autres sociétés humaines est que les nôtres sont fondées sur les annales du plus ancien peuple de l’univers, du seul qui existe aujourd’hui sous le même nom qu’autrefois, sans se confondre avec les autres nations quoique dispersé partout, et du seul enfin qui ait conservé ses livres antiques, tandis que ceux de presque tous les autres peuples ont perdus. Voici donc ce que j’ai pu recueillir de notre origine dans les très anciennes archives de notre Ordre, dans les actes du parlement d’Angleterre qui parlent souvent de nos privilèges, et dans la juridiction vivante d’une nation qui a été le centre de notre science arcane depuis le dixième siècle. Daignez, messieurs, redoubler votre attention; frères surveillants couvrez la loge, éloignez d’ici le vulgaire profane. Procul oh procul este profani, odi profanum vulgus et arceo, favete linguis.
Le goût suprême de l’ordre et de la symétrie et de la projection ne peut être inspiré que par le Grand Géomètre architecte de l’Univers dont les idées éternelles sont les modèles du vrai beau. Aussi voyons-nous dans les annales sacrées du législateur des juifs que ce fut Dieu même qui apprit au restaurateur du genre humain les proportions du bâtiment flottant qui devrait conserver pendant le déluge des animaux de toutes les espèces pour repeupler notre globe quand il sortirait du sein des eaux. Noé par conséquent doit être regardé comme l’auteur et l’inventeur de l’architecture navale aussi bien que le premier grand-maître de notre Ordre.
La science arcane fut transmise par une tradition orale depuis lui jusqu’à Abraham et aux patriarches dont le dernier porta en Egypte notre art sublime. Ce fut Joseph qui donna aux égyptiens la première idée des labyrinthes, des pyramides et des obélisques qui ont fait l’admiration de tous les siècles. C’est par cette tradition patriarcale que nos lois et nos maximes furent répandues dans l’Asie, dans l’Egypte, dans la Grèce et dans toute la Gentilité, mais nos mystères furent bientôt altérés, dégradés, corrompus et mêlés de superstitions, la science secrète ne fut conservée pure que parmi le peuple de Dieu.
Moïse inspiré du Très-Haut fit élever dans le désert un temple mobile conforme au modèle qu’il avait vu dans une vision céleste sur le sommet de la montagne sainte, preuve évidente que les lois de notre art s’observent dans le monde invisible où tout est harmonie, ordre et proportion. Ce tabernacle ambulant, copie du palais invisible du Très-Haut qui est le monde supérieur, devint ensuite le modèle du fameux temple de Salomon le plus sage des rois et des mortels. Cet édifice superbe soutenu de quinze cents colonnes de marbre de Paros, percé de plus de deux mille fenêtres, capable de contenir quatre cent mille personnes, fut bâti en sept ans par plus de trois mille princes ou maîtres maçons qui avaient pour chef Hiram-Abif grand-maître de la loge de Tyr, à qui Salomon confia tous nos mystères. Ce fut le premier martyr de notre Ordre… sa fidélité à garder… son illustre sacrifice. Après sa mort, le roi Salomon écrivit en figures hiéroglyphiques nos statuts, nos maximes et nos mystères, et ce livre antique est le code originel de notre Ordre.
Après la destruction du premier temple et la captivité de la nation favorite, l’oint du Seigneur, le grand Cyrus qui était initié dans nos mystères constitua Zorobabel grand-maître de la loge de Jérusalem, et lui ordonna de jeter les fondements du second temple où le mystérieux Livre de Salomon fut déposé. Ce Livre fut conservé pendant 12 siècles dans le temple des israélites, mais après la destruction de ce second temple sous l’empereur Tite et la dispersion de ce peuple, ce livre antique fut perdu jusqu’au temps des croisades, qu’il fut retrouvé en partie après la prise de Jérusalem. On déchiffra ce code sacré et sans pénétrer l’esprit sublime de toutes les figures hiéroglyphiques qui s’y trouvèrent, on renouvela notre ancien Ordre dont Noé, Abraham, les patriarches, Moïse, Salomon et Cyrus avaient été les premiers grands-maîtres. Voilà, messieurs, nos anciennes traditions. Voici maintenant notre véritable histoire.
Du temps des guerres saintes dans la Palestine, plusieurs princes, seigneurs et artistes entrèrent en société, firent voeu de rétablir les temples des chrétiens dans la terre sainte, s’engagèrent par serment à employer leur science et leurs biens pour ramener l’architecture à la primitive institution, rappelèrent tous les signes anciens et les paroles mystérieuses de Salomon, pour se distinguer des infidèles et se reconnaître mutuellement… s’unir intimement avec… . Dès lors et depuis, nos loges portèrent le nom de loges de Saint-Jean, dans tous les pays. Cette union se fit en imitation des israélites lorsqu’ils rebâtirent le second temple. Pendant que les uns maniaient la truelle et le compas, les autres les défendaient avec l’épée et le bouclier.
Après les déplorables traverses des guerres sacrées, le dépérissement des armées chrétiennes, et le triomphe de Bendocdor soudan d’Egypte pendant la huitième et dernière croisade, le fils d’Henry III d’Angleterre, le grand prince Edouard, voyant qu’il n’y aurait plus de sûreté pour ses confrères maçons dans la terre sainte quand les troupes chrétiennes se retireraient, les ramena tous et cette colonie d’adeptes s’établit ainsi en Angleterre. Comme ce prince était doué de toutes les qualités d’esprit et de coeur qui forment les héros, il aima les beaux-arts et surtout notre grande science. Etant monté sur le trône, il se déclara grand-maître de l’Ordre, lui accorda plusieurs privilèges et franchises, et dès lors les membres de notre confrérie prirent le nom de francs-maçons.
Depuis ce temps la Grande-Bretagne devint le siège de la science arcane, la conservatrice de nos dogmes et le dépositaire de nos secrets. Des îles britanniques l’antique science commença à passer dans la France. La nation la plus spirituelle de l’Europe va devenir le centre de l’Ordre et répandra sur nos statuts les grâces, la délicatesse et le bon goût, qualités essentielles dans un Ordre dont la base est la sagesse, la force et la beauté du génie. C’est dans nos loges à l’avenir que les français verront sans voyager, comme dans un tableau raccourci, les caractères de toutes les nations, et c’est ici que les étrangers apprendront par expérience que la France est la vraie patrie de tous les peuples.